Catalogue

Genre : Roman

Postface de Betty Bednarski
Les roses sauvages

Jacques Ferron  - Roman -

Postface1

par Betty Bednarski

 

Dans les lettres qu’il m’a écrites au sujet des Roses sauvages, Jacques Ferron s’est montré infiniment sensible aux lectures qui avaient été faites de son texte. En était-il ainsi de tous ses livres ? Je n’en sais rien. Au cours de notre longue correspondance, ce roman est le seul à avoir suscité de sa part un tel intérêt, une curiosité et une attention si complètes. C’est cette attention qui retient mon regard aujourd’hui à la relecture des pages, où, pour m’aider ou m’encourager dans mon travail de traductrice, il me parle des fleurs, de la « zoosphère », de sa tante Rose-Aimée, de la maladie de Baron aussi, soucieux surtout des commentaires qu’on avait pu faire sur celle-ci. Tel critique aurait affirmé que Baron était « fou du commencement à la fin », tel autre qu’il était victime d’une « aliénation », dont témoigneraient son attachement à sa seule maison d’affaires, son détachement par rapport aux valeurs collectives. Ferron, qui prétend avoir vu tout autrement son personnage, persuadé que Baron n’était malade qu’à la fin, par contamination en quelque sorte, à la suite de la folie réelle de sa femme et de son suicide, avoue être déconcerté par ces lectures. Il essaie d’abord de les mettre sur le compte des préoccupations personnelles des lecteurs, mais finit par les intégrer. « Je n’ai pas de prise sur mes livres, m’écrit-il, et dois me servir du lecteur2. » Et, dans une autre lettre : « Il aurait même été malheureux que j’eusse eu une connaissance exacte des personnages et de leur drame. Il me semble qu’un livre doit se faire d’instinct, assez obscurément. C’est ma part. Le livre fait, le lecteur perçoit avec clarté un système, des caractères auxquels je n’avais pas pensé. C’est sa part. Et l’harmonie d’un livre est que de part et d’autre on se complète3. »

 

Ce souci du lecteur, si évident dans les lettres, me frappe d’autant plus qu’il semble être en même temps une préoccupation du livre. Au centre même de ce roman à composition si égale, si plane, si unie, se trouve une subite plongée, une profondeur, où l’acte de lire est comme mis en abyme. Au cœur même des Roses sauvages le lecteur découvre un personnage qui lit.

 

Ann Higgit, la jeune femme de Terre-Neuve, est avant tout une lectrice. Elle a des connaissances littéraires considérables, lit surtout Nathaniel Hawthorne et Louis Hémon et possède des « notions de mythologie ». Dans sa lecture de Hémon, elle se montre curieuse de la biographie de l’écrivain, découvre dans ses livres des messages, qu’elle capte grâce à ce qu’elle sait de sa vie, grâce aussi à ce qu’elle sait de Baron, qui ressemble à Hémon tant par la folie de sa femme que par la petite fille qu’il lui faut sauver. Ann opère donc une lecture de textes qui se veut perméable à la vie. Mais ce n’est pas tout. Elle « lit » aussi des vies. La biographie de Louis Hémon lui permettra d’interpréter la vie de Baron. La fin tragique de l’écrivain rendra à ses yeux inévitable la mort de l’homme qu’elle a aimé. Et enfin, dans sa « lecture » de cet homme, ses expériences livresques sont mises à profit. D’une part, la vie se laisse aborder par des procédés d’interprétation analogues à ceux que l’on élabore au contact des textes. D’autre part, elle se laisse éclairer, directement ou indirectement, par les textes.

 

Mais Ann n’est pas le seul personnage qui lit. N’oublions pas que, dans son trouble, Baron a écrit. Les lettres adressées à sa femme morte (« belles, bien écrites, presque littéraires ») seront récupérées bien plus tard à la poste restante de Casablanca, par une autre lectrice, sa fille. Dans le langage chiffré de ce roman, « Casablanca », lieu à la fois réel et fantasmatique, signifierait la poste restante de l’écrit : l’écrit en attente de lecture, la lecture désirée et… différée. Et c’est à la véritable destinataire, Rose-Aimée, qu’il revient de mettre fin à l’attente en lisant – littéralement – ce que son père a écrit. La lecture des lettres révélera à la jeune femme ce que d’elle-même elle n’aurait jamais compris. Par la suite, dans ses conversations avec Rose-Aimée, tante Gertrude suppléera à cette lecture par son expérience de la folie et par toute la sagesse de sa maturité. Si Baron est compris, c’est ainsi par trois regards de femme. Dans Les roses sauvages, il est d’ailleurs question, à propos de Monsieur Ripois de Louis Hémon, de l’« abaissement du héros, qui le garde en dessous du féminin », et de tous les livres de Ferron, ce roman est celui où perce le plus sûrement, et aussi le plus discrètement, l’humilité masculine. Le féminin s’approprie tout le prestige de la lecture ici. Baron n’est pas sauvé, mais sa vie et sa mort auront au moins acquis un sens.

 

Des trois « lectrices », Ann est la seule à avoir intégré dans sa lecture un élément proprement littéraire. De par sa connaissance des livres, son interprétation acquiert profondeur et autorité. Ferron nous présente ici un cas de lecture, une lecture modèle, grâce à laquelle s’accomplit, au-delà des modes et des théories, et bien au-delà d’une trop banale facilité, la précieuse réconciliation entre texte et biographie, entre littérature et vie. Par cette mise en abyme d’une lecture que l’on peut supposer idéale pour lui, l’auteur met en lumière la dimension autobiographique de son propre livre, orientant le regard de son lecteur vers une vie, la sienne, qui recoupe par bien des éléments celle de son personnage – Baron – et celle de l’écrivain Louis Hémon. Entre Ferron, Baron et Hémon de subtils liens sont tissés, une relation complexe se laisse deviner. À travers une expérience de père, surtout, car Ferron a connu, lui aussi, la séparation d’avec une enfant – la fille de son premier mariage, Chaouac. Dans notre correspondance, il avoue s’être longtemps servi de l’écrit (contes, lettres) pour se rapprocher de celle-ci, lectrice à la fois réelle et imaginée4. De plus, ayant travaillé dans des hôpitaux psychiatriques en tant que médecin généraliste, il avait de la maladie mentale une connaissance à la fois professionnelle et intime. Les différents cas représentés ou évoqués dans Les roses sauvages lui auraient été en quelque sorte familiers. Qu’il s’agisse de la femme de Baron, de Baron lui-même, ou de la mère de l’enfant de Louis Hémon – et à ceux-là s’ajouterait le cas d’Aline Dupire, auteure de la « Lettre d’amour » qui accompagne le roman – tous auraient trouvé un écho en lui. Les textes des Roses sauvages, si lourds d’expérience personnelle, nous convoquent en effet à une autre lecture : celle de la folie…

 

Dans le complexe réseau de significations de ce livre, « Casablanca », poste restante de l’écrit, voudrait dire également folie. Pour Baron, écrire à Casablanca, c’est écrire sa folie. Cela, il le sait. Les médecins de Saint-Jean-de-Dieu le lui ont dit. Il n’a qu’à y renoncer pour réussir son « examen de sortie ». Mais à son fantasmeBaron ne saurait renoncer. Pour Rose-Aimée, lire les lettres accumulées à Casablanca signifierait donc lire la folie. Quant à Ann, on se souviendra que, pour elle, être lectrice a consisté d’abord à se comporter en simple interlocutrice. Dans ses conversations avec Baron, elle dit peu, mais se montre attentive, suppléant aux mots de son compagnon par le regard, par l’écoute responsive. Plus tard, dans son délire, Baron cherchera en vain la complémentarité indispensable de cette écoute. « Il parlait, il parlait et ne comprenait même pas ce qu’il disait, parce qu’Ann ne l’écoutait pas et que c’est par elle seulement qu’il se fût compris. » Au moment où cette écoute lui manque, Baron est déjà au bord de la folie. Or, des « fous » il sera dit, justement, dans l’introduction à la « Lettre d’amour », qu’on ne les écoute pas : « Ils parlent tous en même temps quand personne ne les écoute ou seulement des gens qui font semblant […] et qui sont là moins que personne. » La folie se caractériserait d’abord par l’absence d’un véritable interlocuteur. Le sens ne se composant que par l’intermédiaire d’une altérité compréhensive, le « témoignage » des fous serait « hermétique ».

 

Dans son introduction à la « Lettre d’amour », Ferron se fait le lecteur d’Aline Dupire. À la différence de ceux qui « font semblant », il écoute, lui. Il aborde la folie en évitant systématiquement les termes de la médecine – termes galvaudés et qui portent à confusion, masquant une ignorance que la médecine ne saurait avouer. Et son regard de tendre et lucide compassion s’attache avant tout à la biographie, car, comme il le dira plus tard dans « Le Pas de Gamelin »,texte majeur de l’ouvrage posthume La conférence inachevée, l’être humain ne saurait être « fol ou fin par nature ». Faute de nature, il serait « une histoire » (c’est moi qui souligne), et une biographie vaudrait bien plus qu’un diagnostic5. De toutes les « folles » de Gamelin, Aline Dupire aura su la première attirer le regard de l’auteur. Par son histoire d’abord, peut-être aussi par une secrète affinité. Il y a chez Ferron – plus qu’une compassion – une identification, le sentiment qu’en Aline se dissimule un avatar de ses propres « folies ». (Le François Ménard des Confitures de coings, derrière lequel Ferron avoue se cacher6, n’est-il pas associé, dans l’« Appendice », à Aline7?) Mais si Aline l’attire, c’est avant tout par son recours encore balbutiant à l’écrit…

 

Attentif au discours de la patiente elle-même et à son dossier, Ferron « lit » ce qu’il peut reconstituer d’une vie. Il lit aussi, littéralement, la lettre – la même, l’interminable lettre, toujours recommencée. Et à la « pauvre folle » il ira jusqu’à prêter sa propre voix, rehaussant une parole confuse, la rendant compréhensible, audible. La lecture dans ce cas se fera écriture, -écriture. Par elle les griffonnages d’Aline atteindront au statut de texte, acquerront dignité et lisibilité. 

 

Avec cette « Lettre d’amour » si « soigneusement présentée », Ferron nous livre un premier témoignage sur son séjour à Saint-Jean-de-Dieu, séjour qui le marquera profondément et marquera son œuvre. Il faut voir, je crois, dans les textes des Roses sauvages, une première approche du grand projet sur la folie qui le préoccupera tout au long de sa dernière décennie, et dont l’ambition, d’abord vaste, se réduira – et par là même s’intensifiera – au fil des ans et des échecs. Les pages du « Pas de Gamelin »[8], si denses, si douloureusement écrites, prolongeront et achèveront ce qui en 1971 n’avait été qu’entamé. Il faut voir aussi, dans l’interrelation de la « Lettre d’amour » et des Roses sauvages, les liens qui unissent Ferron, Hémon, Baron et Aline, et qui, passant par François Ménard, relient auteur et personnages, fiction et réalité, écriture et folie.

 

***

 

Comment saisir toute l’importance des Roses sauvages dans le vaste réseau de l’œuvre, si ce n’est en situant ce livre par rapport à une époque et dans sa relation avec d’autres textes ? À une période où l’expérience douloureuse de 1970 et la reprise de La nuit lui faisaient vivre à fond l’alliance troublante de la littérature et de la politique, où il donnait de nouveau avec véhémence dans la polémique, ajoutant aux Confitures de coings l’appendice que l’on sait, Ferron a pu ressentir de façon particulièrement intense le désir que deux ans plus tôt il avait résumé ainsi : « écrire en paix, sans souci du pays, comme cela se fait dans les pays normaux9»… désir qu’il avouera aussi dans ses lettres, me rappelant que la revendication nationale tient du devoir, alors « qu’on ne peut guère écrire que par plaisir10» (je souligne). Les roses sauvages représenteraient-elles une tentative de se distancier par rapport au pays et au « tourment » de la politique, au nom du souverain plaisir d’écrire ? Dans ce cas, le contexte éminemment apolitique du magazine Châtelaine, auquel, dans un premier temps, une petite nouvelle était destinée, lui convenait à merveille. Ouvrage à ambition modeste que ces Roses sauvages à leur origine, ne véhiculant en apparence aucun grand projet, surtout pas un projet politique. Elles devaient offrir à l’auteur, libéré des contraintes et des impératifs nationalistes, l’occasion d’une pause, d’un sursis. Dans le bouillonnement et l’angoisse d’une période on ne peut plus mouvementée – sur le plan personnel comme sur le plan politique – ce texte limpide paraît, en effet, comme un répit. Mais ne nous y trompons pas. Il se passe beaucoup de choses dans ce petit livre. Escamoter le pays ne sera guère possible. Pour les personnages, l’absence flagrante d’attaches ne sera pas sans conséquences. Chez la femme de Baron, n’est-elle pas pour quelque chose, cette absence, dans la dépression et le suicide ? Et chez Baron lui-même, ne coïncide-t-elle pas avec une « folie », que son isolement aggrave, sans toutefois en être la cause unique ? Quant à la politique, celle-ci s’infiltrera bien, par le biais de l’Acadie, dans les préoccupations du livre.

 

Baron ressemble étrangement au François Ménard de La nuit et des Confitures de coings, celui d’avant la nuit salvatrice. Au « manager » d’une maison d’affaires, comme au gérant de banque, il manque la dimension de l’appartenance et des origines. C’est cette dimension que François Ménard récupérera par la mémoire lors de son voyage nocturne. François Ménard sera sauvé. Baron pas. Il est de partout et de nulle part, tout à son entreprise. Sa fille, par contre, aura des racines, et l’Acadie remplira dans Les roses sauvages la fonction d’un comté de Maskinongé. Pour Rose-Aimée, l’Acadie est avant tout un paysage, un langage, une famille. Sa certitude – et son salut – lui viendront en grande partie de ce pays.

 

L’Acadie des Roses sauvages est loin dans l’espace (le voyage en Vanguard est tout un voyage !) et dans le temps (les observations sur Moncton datent déjà de 1966 – ou de 1967 – et l’Acadie, fera-t-on remarquer, est encore en retard sur le Québec). D’une part, lointaine et idéalisée, elle est une sorte de paradis ou d’Arcadie. D’autre part, elle offre une image, adoucie par la distance, d’un Québec au destin difficile. Se situer en Acadie, c’est, pour le Québécois, être loin, mais c’est aussi se voir de loin. Si un malaise historique persiste, c’est par le biais de l’Acadie qu’il s’exprime, à travers le récit de la violence infligée en 1758 le long de la rivière Petitcodiac. Puisque le pays québécois lui-même et son histoire sont absents de ce livre, la politique québécoise n’y a que peu de prise. La politique acadienne la remplace en quelque sorte, mais, à cause de l’éloignement, celle-ci provoque de la tristesse plutôt que de l’amertume, et tout au plus une douce ironie. La rancune, dans ce contexte, paraît déplacée. La méchanceté que l’on associe chez Ferron aux revendications politiques ne peut guère se justifier. La méchanceté ne paraît que brièvement, l’espace d’une seule réplique, dans la bouche du « mousquetaire » – Méphisto ou Rastignac –, haut fonctionnaire des Postes et grand loup cynique, qui est Québécois (ce qui me paraît bien logique), et dont Ann dira à la fin, perplexe : « Voilà un aspect du Québec que je ne connaissais pas. » Et encore : « Qu’est-ce que nous vous avons donc fait ? » Si ce personnage étonne et choque, c’est que son ton est étranger au livre.

 

Or, ce qui me préoccupait à l’époque où j’entreprenais la traduction, au moment donc où Ferron m’écrivait ces lettres, c’était le ton du livre, que j’essayais d’abord de préciser et pour lequel il s’agissait ensuite de trouver un équivalent en anglais. Comme bien d’autres lecteurs sans doute, j’avais l’impression, tout en lisant, d’entendre une voix, et cette voix ne me paraissait pas seulement unique, différente des autres voix narratives que j’avais entendues jusqu’alors dans l’œuvre de Ferron – plus sobre, plus retenue, plus unie –, elle me semblait en même temps inséparable de l’espace géographique et culturel du livre et de la présence de la jeune femme anglaise, ce personnage qui lit. Les qualités de la voix – douceur, sobriété, dignité, gravité naïve – étaient celles incarnées par la jeune femme, qui semblait ainsi prêter son style au livre. C’étaient les qualités mêmes que Ferron associait à la Nouvelle-Angleterre puritaine, « de tant de grandeur tragique », à laquelle il assimilait, à tort ou à raison, Terre-Neuve et les Maritimes. Les lectures d’Ann Higgit sous-tendaient le livre, de sorte que des échos de Nathaniel Hawthorne se faisaient entendre dans la voix française du texte, filtrés peut-être à travers celle du Louis Hémon des romans londoniens… Ces affinités rendaient passionnant et paradoxal mon travail de traduction, car j’avais un peu l’impression de libérer, à mesure que je travaillais, quelque chose de familier, une manière de voix « anglaise », latente dans le texte.

 

L’élément anglais si sereinement intégré ici rappelle la troublante dynamique anglo-québécoise d’autres textes clefs. L’Anglais, chez Ferron, est un personnage ambigu, souvent menaçant, en tout cas fort problématique… témoin le Frank de La nuit, cet alter ego tenace qui réapparaît dans La charrette, s’impose à nouveau sous une autre incarnation dans Le ciel de Québec, et finira (dans l’« Appendice aux Confitures de coings ») par se faire congédier. La menace n’est pas niée dans Les roses sauvages (après tout, le jars, symboliquement, y réagit), mais, comme la jeune femme qui l’incarne, elle est distanciée. Ann, déjà lointaine par son appartenance à Terre-Neuve et aux Maritimes, finira par s’exiler en Angleterre. C’est de là-bas qu’elle fera sa lecture des textes et des vies. Pour Ferron, ethnologue par l’imagination et grand voyageur par les livres, l’Angleterre, comme société, offre beaucoup à admirer. L’Anglais aussi semble être admirable, dans la mesure où il est associé à ce pays. L’Angleterre est peut-être le seul espace où, sans danger, sans se compromettre, Ferron peut, franchement, le contempler.

 

L’époque des Roses sauvages coïncide donc avec celle des Confitures de coings et avec une période de véhémence politique. Leur détachement paisible – lui-même problématique – rétablirait un certain équilibre. Je me demande s’il ne marquerait pas aussi un tournant. Car nous sommes, en 1971, proches de la période des « Salicaires », texte de découragement personnel et d’épuisement politique11. Un rêve prenait déjà fin. « Les salicaires » signalent une rupture, la désintégration d’une confiance, la mise en doute de l’alliance écrivain-pays. Ferron nous donnera encore Le Saint-Élias et La chaise du maréchal ferrant, il est vrai. Mais ces textes vigoureux sont le fruit de certitudes accumulées depuis longtemps, un peu à la manière de ces résidus « vivaces et bénéfiques » dont le narrateur-narrataire des « Salicaires » découvre provision en lui, et à partir desquels il réussira, malgré sa lassitude, à vivre. Le projet politique, d’abord sereinement distancié, repris brièvement avec tant de bonheur, puis délaissé, sera peu à peu éclipsé par un autre pacte, un autre impératif. Ceux-ci commandent le grand projet sur la folie qu’annoncent Les roses sauvages et la « Lettre d’amour », projet qui ne sera réalisé qu’en partie, mais auquel Ferron ne cessera désormais de penser.


Les roses sauvages ne sont pas un texte insouciant. Un texte serein, plutôt, où l’écrivain s’offre un moment de répit, s’abandonnant au plaisir d’une belle histoire à raconter et cédant à l’appel de tant d’affinités. Ce texte, bouleversant par sa douceur et sa discrétion, cache bien des troubles. Les démons ne sont pas niés. Ils sont là, mais tenus captifs, comme ceux enfouis dans le cœur de tante Gertrude et d’Ann Higgit, ces deux « lectrices », dont il est écrit qu’elles prennent sur elles « le tragique de la vie »… afin que soit préservée intacte « la beauté des jours ».

 

Betty Bednarski



[1] Parue en tant que préface en 1990 (Les roses sauvages, édition préparée par Pierre Cantin, Marie Ferron et Paul Lewis, Montréal, VLB éditeur, coll. Courant, p. 9-19), puis repris en 2012 dans Betty Bednarski, Autour de Ferron : littérature, traduction, altérité, Nouvelle édition (Québec, Presses de l’Université Laval, p. 115-122), ce texte a été révisé par l’auteure en 2019.

[2] Lettre inédite, 14 juillet 1974.

[3] Lettre inédite, 9 juillet 1974.

[4] Lettres inédites, 10 juin 1971 et 14 juillet 1974.

[5] La conférence inachevée  :  le pas de Gamelin et autres récits, préface de Pierre Vadeboncœur, édition préparée par Pierre Cantin, Marie Ferron et Paul Lewis (Montréal, VLB éditeur, 1987), p. 77.

[6] « Il ne faut pas être bien malin pour deviner que c’est moi dans ce personnage […] ». Les confitures de coings et autres textes (Montréal, Éditions Parti pris, 1972), p. 266.

[7] Ibid., p. 263.

[8] Il s’agit toujours du « Pas de Gamelin » posthume, publié en 1987, et qu’il ne faut pas confondre avec l’autre texte du même nom, livre « fou », selon Ferron, et qu’il considérait lui-même comme un échec. Ce deuxième texte se trouve aux archives BAnQ et reste pour la plupart inédit.

[9] Cité dans Jean Marcel, Jacques Ferron, malgré lui, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 19.

[10] Lettre inédite, 9 juillet 1974.

[11] « Les salicaires » sont le dernier texte et le point culminant de Du fond de mon arrière-cuisine, paru en 1973.


À propos de l'auteur

Jacques Ferron

Né à Louiseville en 1921, Jacques Ferron jouit d’une affection particulière dans le ciel de la littérature québécoise. Par l’ampleur de son œuvre e (...)

En savoir plus sur l'auteur >